Philharmonie Paris Ouverture P Gely

Le chœur des Arts Florissants

 
 

 

Choeur Arts Florissants 1 DR

Les Sopranos

Aux Arts Florissants, les sopranos mènent la danse. C'est ce qu'elles pensent en tout cas, disent à mots couverts si on les pousse un peu - et sans doute ont-elles raison de le croire. Privilège de la voix la plus haute, elles doivent assumer cette exposition maximale, en première ligne, et toujours veiller à ce que rien ne défaille ; car chez elles plus que chez les autres le défaut s'entend. Il y a autre chose cependant : une patte Arts Florissants.

William Christie, on ignore parfois à quel point, est un musicien mené par le texte. Non que chez lui la parole soit première pour aliéner le sonore : prima la musica, toujours. Mais c'est la parole qui conduit la musique, la soutient, ouvre les routes par où elle trouvera sa plus juste formulation. Ainsi le poème, les versets ou le livret guident ; par le sens, les significations qu'ils transportent ; par l'enveloppe aussi, le rythme des mots, leur couleur. Là plus encore qu'ailleurs, la langue articule la musique. Or, pour des raisons tout bêtement acoustiques, seul l'aigu de la voix sait moduler l'intelligibilité du verbe ; le son grave ne détient que la force, l'intensité, pas la précision du prononcer. 

De cette qualité, les sopranos tirent, dans ce contexte, leur unicité. Car à leur pupitre viennent s'arrimer à la fois le reste du chœur - qui doit donner assise et chair pour que le texte se déploie - et l'orchestre même, tout entier contaminé par cette parole première. L'une d'entre elles exprime très directement cette particularité dont elle se sait un peu responsable : "Aux Arts Florissants, l'orchestre chante"- comprenez bien, avec les sopranos, et suivant la courbe délicate de leurs nuances.

Mais il y a une difficulté (il y a toujours une difficulté) inséparable : c'est que la voix de soprano doit aussi réaliser l'ornementation. Or, s'il est le signe même de la liberté du soliste, de son indépendance, l’ornement interdit en revanche aux choristes toute improvisation. Impossible que chacun s'exprime comme il en a envie : dans ce concert des individus réunis par la même voix, la cohérence du groupe, pour paraître naturelle, réclame travail, précision, et au moment de chanter une attention de tous les instants. Sur l'ornement il faut ainsi danser, comme sur le fil du plus improbable équilibre.

Enfin, un mot pour le regard. Si l'on interroge ces chanteuses sur ce qui singularise encore le travail aux Arts Florissants, elles évoquent le regard de Bill. Et à propos de ses fameuses et si redoutées colères, précisent :"Il se met en rogne quand il ne nous voit plus." Comme si le musicien plein d'inquiétude perdait pied quand se rompt le fil immatériel qui le relie à ses (sa?) voix. C'est dire que les sopranos sont plus que stratégiques. Avis donc aux metteurs en scène : faites ce que vous voulez avec le chœur des Arts Florissants, ils sont capables et prêts à tout. Mais attention : gardez toujours les sopranos à portée de regard du chef. Sinon...

Les mezzo-sopranos et contre-ténors

Surtout, qu'une lecture erronée ne vous induise pas en erreur : notre sujet du jour ne sera pas "mezzo contre ténor", mais bien mezzos et contre-ténors. Soit un mélange des genres tel que seul un ensemble baroque peut en offrir. Le passé explique cette mixité, et beaucoup d'éléments la justifient aujourd'hui encore. 

Comme l'un d'entre eux le formule clairement, historiquement "les catégories définissent autant des tessitures que des couleurs vocales"Selon ce principe bien admis, la musique sacrée française, au détour des XVIe et XVIIe siècles, mêlait hardiment femmes, hommes et enfants sous le chapitre du haute-contre ; sous Rameau encore, étaient fréquemment réunis dans la même voix intermédiaire altos féminins, ténors et altos masculins. Rien de plus naturel donc que de reproduire aujourd'hui cette pratique lorsque l'on interprète ces répertoires.

Mais ces choix s'accompagnent d'une contrainte musicale : trouver une homogénéité de couleur, une caractérisation sonore propre, une unicité de caractère, avec comme base ces ingrédients fondamentalement différents. On comprend que se travaille là, chaque jour, une façon de complémentarité homme-femme, ou d'identification croisée. L'un apporte l'incisif, l'autre la puissance. La voix de tête des hommes allège le grave chaud des femmes, qui lui donne en échange plus de corps. Chacun s'articule donc à l'autre comme à un double forcé et nécessaire, cherche à s'y marier le plus harmonieusement avec, à l'horizon, le magnifique fantasme androgyne. Car c'est bien cet idéal qui pointe ici : la voix angélique, ni homme ni femme, ou plutôt pourvue miraculeusement des deux caractères, et dont la voix synthétique de Farinelli nous a fourni au cinéma l'incarnation technologique moderne.

Hasard ou pas, tous ces chanteurs ont été (et parfois restent) instrumentistes. Une violoniste, un organiste, une hautboïste, qui ont hésité longtemps avant que le vocal ne s'impose (là encore, le pupitre marque l'entre-deux). Musiciens plus que chanteurs donc, chez eux domine le goût de l'ensemble. D'ailleurs, ils le reconnaissent en évoquant le toujours possible regret du choriste face au soliste : mieux vaut chanter à très haut niveau dans un chœur de qualité plutôt que végéter comme soliste de seconde zone. Cruel constat, et cependant on comprend combien le vrai musicien se retrouve là pleinement. Bien plus que l'opéra, la musique polyphonique a donc tout naturellement leur préférence, qui magnifie le plaisir d'être et de chanter ensemble. 

Chez Bach ou chez Handel en leurs Styles fugues, non réduites à la simple réalisation harmonique, les voix intermédiaires méritent enfin pleinement le titre quelles aiment se donner : les voix intérieures.

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Les ténors

Dans cette musique qu'on dit encore ancienne, la voix d'homme aiguë souffre décidément d'une typologie complexe. Ténor, contralto, sopraniste, contre-ténor, haute-contre, avec d'infinies variantes selon les répertoires, les époques, les régions. Une jungle dans laquelle même le spécialiste peine à se retrouver. 

Mais pour les chanteurs non plus l'affaire n'est pas simple : car il y a la voix naturelle, et le combat pour l'affirmer. Si on peut naître ténor, il faut aussi le devenir - bien souvent contre des professeurs qui ne savent que faire de cet organe si léger, trop léger, sans projection, sans matière à cultiver. Tous vous le confirmeront : il y a eu, dans la découverte et l'affirmation de leur voix, quelque chose d'une conquête.

Aux Arts Florissants, le modèle est bien le haute-contre - musique française oblige, où l'ensemble a forgé son identité. Sur lui s'accrochent toutes les voix des hommes qui ne taillent pas dans le grave. Du coup, qui veut se frotter au ténor doit se piquer d'abord au haute-contre. La plupart sont passés par ce bizutage. Bon gré mal gré, c’est ainsi qu'ils ont dû débuter. Trois, quatre ans à chanter contre leur nature. Un exigeant apprentissage vécu selon les cas comme un défi, un amusement, un mal nécessaire ou un vrai purgatoire. Car la voix est exposée, tendue, risquée parfois.

Tant de complexité, d'obstacles à surmonter forgent un caractère, mais donnent aussi à ces pupitres leurs qualités. La fierté de qui a dû batailler pour s'affirmer ; l'obstination, et la capacité à se remettre chaque jour en question ; mais avant tout une souplesse, une malléabilité totale ; et enfin, là ils sont uniques, pour changer de timbre, d'émission, de technique presque à chaque partition nouvelle. Cela a un nom aujourd'hui : la flexibilité.

Mais ils sont aussi conscients de leur privilège. Car tous les chefs de chant du monde vous le diront : un ténor, un vrai, c'est un trésor, une rareté. Alors un haute-contre... Quand on en tient un, on ne le lâche pas. Du coup, c’est dans ces pupitres, très stables dans leur composition, qu'on rencontre le plus grand nombre d'anciens. 

La patte de William Christie ? Ils répondent comme un seul homme : aux Arts Florissants, on chante vraiment. Malgré toutes les contraintes, au moins vivent-ils ce plaisir de n'être pas bridés, quand enfin il s'agit de faire leur métier. Ce qui, après tout ce que leur voix a subi, résonne comme une récompense inespérée...

Les basses

Au nombre des clichés répandus sur les chœurs traditionnels, le mot d'ordre côté basses est généralement au "couillu". Même sans revendiquer la profondeur des chœurs de l'Armée rouge, le pupitre le plus grave des hommes, aime communément tirer vers le bas, poitriner, vibrer, engraisser le mammouth vocal. Avec d'ailleurs un bon argument purement acoustique : plus ça ronfle, plus les fondations seront solides et permettront que par-dessus se développe harmonieusement l'éventail des autres voix. Au passage, on profite d'un présupposé purement culturel, bénéfice secondaire pas toujours avoué : plus on écrase vers le bas, plus on laisse supposer "qu'on en a"...

Les basses sur le mode baroque, celles des Arts Florissants en particulier, définissent leur recherche à l'opposé de cette conception pour le moins caricaturale. Être fins, précis, légers, volubiles, mais aussi justes, tel est l'idéal vers lequel ils tendent, sans se refuser toutefois un généreux volume sonore lorsqu'il est nécessaire. Leur objectif consiste donc moins à soutenir le reste du chœur (ce qui dans un environnement polyphonique peut être considéré en effet comme secondaire), qu'à conserver quoi qu'il arrive un certain brillant du son. Teinter vers l'aigu plutôt que vers le grave. 

Ils sont très affirmatifs sur cette esthétique, et vous raconteront comment de nouveaux venus qui, rompus à une certaine pratique de l'opéra, croyaient par habitude ou par goût devoir "bétonner le pupitre", n'ont plus été redemandés après un passage dans leurs rangs. Pas de ça aux Arts Florissants. Le modèle pur pour ces chanteurs, il faut le signaler, n'est pas l'opéra mais la musique sacrée ; et le compositeur phare non plus Rameau (référence obligée de presque tous les autres chanteurs de cette formation) mais le Handel du Messie. Soit le mariage de la puissance et de la grâce. 

Bien que joviales, les basses ont parfois la dent dure avec les autres chœurs. Dans l'un, disent-ils, l'individu disparaît au profit d'un groupe à l'homogénéité absolue, comme un seul instrument entre les mains impériales de son meneur ; dans l'autre, le chef a "peur de la voix" (sic) et l'exige blanche, désincarnée, instrumentale, bref castrée, afin de s'en faire coûte que coûte le maître.

Et aux Arts Florissants ? William Christie, lui, ne craint pas de laisser les chanteurs chanter. Plus trivialement, il n'interdit pas un peu de vibrato, pourvu que le goût y soit. Et sans doute y a-t-il du vrai là-dedans, car ce n'est pas la première fois que résonne au chœur cette petite musique de liberté.

Choeur Arts Florissants 4

Textes de Lionel Esparza, producteur à France Musique, rédigés dans le cadre des 30 ans des Arts Florissants